jeudi 25 juin 2015

Chapitre I : Les salles de l'oubli (Partie III)

   Le vent frais de ce début de soirée venait caresser mes cheveux, il s'engouffrait çà et là, venant déclencher un frisson dorsal alors qu'il me rafraîchissait juste le visage. Je marchais lentement en quittant ce lieu vide de couleurs et dénué d'une quelconque forme de beauté. Je fermais souvent les yeux quand je marchais pour rentrer des cours, après tout, un chemin emprunté deux fois par jour, et cela pendant plusieurs centaines de jours si l'on compte tous les jours de cours de toutes les années cumulées... Nous arrivons à un chiffre immense d'aller-retours, et donc à une connaissance avancée de l'itinéraire en question.
 Mais qu'importe. J'aimais fermer les yeux car cela me permettait de faire abstraction de tous les détails nocifs qui peuvent apparaître à la vue.. Et cela représente de façon majoritaire tout ce que nous analysons tous les jours.
  Pourquoi ? Car tant que nous ne voyons pas, notre attention n'est pas requise de façon immédiate sur une chose. Ainsi l'expression "fermer les yeux sur..." prendrait tout son sens. Lorsque nous fermons les yeux à propos de quoi que ce soit, c'est comme si nous n'avions pas vu, pas analysé, pas jugé ; ce quelque chose n'a jamais fait partie de notre champs de vision, ni de notre connaissance.

 Et c'est donc pour cela que lorsque je ferme les yeux. Je peux me repérer à certains éléments cruciaux.. L'odeur et les vibrations qui émanent de la route où circulent les voitures. Le doux parfum émanant de fleurs mal disposées par de faux amateurs de jardinage. Les sorties d'air de bouches d'égout dont la puanteur ne doit même pas égaler l'état ignoble de ces souterrains putrides. Des voix aussi inintelligibles que stupides et les conversations qu'elles animent. Le monde est moche. Puant. Irrespirable. Je me dois de fermer les yeux. Ce n'est peut-être pas une question de survie, mais je suis convaincue que sans ça, je n'aurais jamais pu remettre les pieds dans la "réalité". Puis quand bien même je sais que cette attitude tient d'une forme de lâcheté, je préfère être lâche que de devoir tous les jours, me poser sans cesse les mêmes interrogations visant les gens qui m'entourent, leurs actes, leurs paroles, leurs manies, leurs jugements...

Peut-être, que, si je fais abstraction de ce qui m'entoure, alors ce qui m'entoure fera abstraction à propos de tout ce qui me concerne. Je n'aurais plus à me sentir prisonnière de ce que j'étais dans le passé. Je souhaite juste tout recommencer, je veux revivre, comme si j'étais quelqu'un de « nouveau ». Je ne veux plus avoir à affronter tous ces regards déçus, dans lesquels je me revois plus jeune.. Ces années couleur carmin, durant lesquelles nous nous tenions tous par la main, ces années aux odeurs sucrées où tout semblait aller si bien pour tout le monde, ces années au goût âpre que j'étais la seule à ressentir ainsi, ces années sourdes, où personne n'a su m'écouter, ces années aussi rugueuses que du papier de verre, qui m'ont rongée l'esprit petit à petit...

Cependant, je suis consciente qu'un paradoxe insidieux m'habite. Je le sais. Quand bien même j'arrive parfois à ne pas tenir compte de tout ce qui m'entoure, je ressens toujours le poids des regards me scrutant, je me sens toujours en proie au jugement d'autrui. J'entends les interrogations muettes que me murmurent les coups d’œil discrets de mon environnement si fade. Peut-être suis-je paranoïaque, peut-être ai-je développé une névrose maladive..

L'astre du jour avait bientôt terminé son cycle quotidien, les quelques faibles rayons qu'il véhiculait encore, venaient de disparaître derrière les toits de la ville, et la nue venait de revêtir sa robe ocre et magenta. La ville s'illuminait lentement, l'agitation s'apaisait et parfois, je pouvais même, avec l'aide d'un feu rouge, constater un quasi-silence, une demie-mesure de temps durant laquelle, les voitures ne font plus que ronronner, une demie-mesure de temps où les klaxons ne troubleront pas ma marche. J'arrivais bientôt chez moi, une vingtaine de minutes me sépare de la maison « familiale », vingt minutes où j'essaye de souffler le plus possible, comme s'il s'agissait d'une préparation à une séance d'apnée. Là, ma paix intérieure serait mise à mal, encore une fois, cependant, je ne peux faire autrement... Malheureusement.

Là se dressent, finalement, les quelques murs qui m'enferment inconditionnellement, une haie de plantes à fleurs malodorantes, une maison bien trop grande pour le vide qu'elle contient. Le blanc lui va si bien, la couleur du néant, l'effet « neuf » appuie encore plus le côté non-investi de ces lieux. Une maison semblable à toutes celles qui l'entourent, le choix de vivre dans un sorte de « banlieue » pavillonnaire, cela ressemblait bien à mes parents, ne jamais trop s'avancer sur les sentiers de l'originalité, ne jamais chercher la différence, toujours se mêler aux autres dans la médiocrité. Le réconfort d'être « pareil » que le voisin, les soirées quartier, les visites surprises pour ne parler de rien, toute cette poudre aux yeux me rend furieuse, furieuse car tous ces gens sont faux, sans identité et que d'autant plus, ils sont bien trop près de moi.

Je gravissais les marches du seuil, j’insérais les clefs dans la serrure de la porte, inspirais une dernière fois, me préparais mentalement. J'actionne au plus silencieusement possible la poignée, mais, comme à son habitude, le gond grince, ruinant ma discrétion -je jure intérieurement (comme à mon habitude)-..

« Ely' ! Tout s'est bien passé aujourd'hui ? »
Question type parentale, n'obligeant à aucune prise de risque, ni même d'investissement de sa part. Comme à son habitude.
«  Oui, merci. »
Réponse type de ma part, le minimum syndical de politesse, rompant immédiatement, un échange qui se voulait inintéressant dès la première syllabe prononcée. Comme à mon habitude.
« Tout s'est bien passé aujourd'hui ? »... La question se veut directement orientée sur du positif. Comment aller en prison tous les jours pourrait être positif ? Comment être forcée à supporter un cadre si limitant pourrait être positif ?...
Et quand bien même la question initiale se voudrait inappropriée, ma réponse ne lui importe pas, elle continue ses activités, n'acquiesce pas, ne réfute pas, ne répond pas. C'est bien ainsi. J'abandonne en deux gestes mes chaussures au pied de l'escalier conduisant à l'étage supérieur. Je me dépêche de gravir les marches, passant la tête baissée devant les photos « de la famille » et autres bibelots inutiles, mais nécessaires pour « afficher » ceux qui nous entourent, la capture d'un instant calculé, temporisé, où tout le monde sourit, de façon forcée, mais tout le monde sourit, c'est bien, c'est l'essentiel. L'escalier débouche sur un couloir partant symétriquement de chaque coté, j'emprunte le chemin de ma chambre. Je m'y glisse, je m'affale sur mon lit. Retire nonchalamment mes vêtements, m'enfouis sous ma couverture. J’attrape mon téléphone, regarde l'heure, 18h57, je vais consulter mes mails, un se veut être de l'école. Je l'ouvre. Un avis de réception s'affiche, cela doit être important.

« De : Andréa DILIDON (ma professeur principale)
A : Eleanore LESTARG ; Ernis MOLTERMIN (les mauvaises nouvelles s'annoncent je le sens)

Bonsoir à vous, (oui, il s'agit là d'une bien mauvaise nouvelle)
N'ayant vu vos noms dans aucun des binômes -obligatoires- formés pour l'exposé trimestriel sur le civisme, et étant donné que vous vous retrouvez tous les deux dans cette situation, je vous ai donc inscrit ensemble. La date butoir du projet se rapprochant jour après jour, et me doutant que vous n'avez rien commencé, je vous conseille de vous investir rapidement sur l'exposé, tout en vous rappelant qu'il s'agit d'un devoir important, et qu'il comptera dans vos résultats finaux de l'année avec un coefficient tout aussi important qu'il l'est.
Merci à vous, et bon courage.
Mme DILIDON. 
»

Incroyable, impossible, inconcevable. Je m'en doutais.
Ernis ? Travailler avec lui ? Rien que de repenser à la fin du cours, cela me met à l'aise. Il est froid, ne parle jamais, est-ce là une épreuve, un canular de notre professeur ? Et de quel droit sommes-nous... Non, suis-je tenue d'effectuer cela ?

Cette journée doit se finir.
Demain sera peut-être meilleur, je l'espère.

Pourquoi est-ce que je me sens si mal à l'aise...
… Pourquoi la vie me donne-t-elle l'impression, qu'elle s'acharne sur moi ? 

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